Dans le
débat public en Haïti, on accorde peu d’importance aux problématiques qui n’ont
pas des incidences immédiates sur le fonctionnement de la société. Et si on
arrive à les aborder, la monotonie règne sans aucun gêne du coté des
observateurs. Il est rare qu’on laisse entrevoir les profondeurs des
phénomènes. Des études sur les problématiques comme la sexualisation des
comportements des jeunes filles et garçons sont rares, pour ne pas dire
inexistantes. Alors que ces phénomènes
interpellent les parents voire la société haïtienne en général. L’hypersexualisation
est rarement considérée en tant qu’enjeu social ou qu’elle puisse avoir des
conséquences néfastes sur les comportements des enfants ou la construction de
l’identité des adolescents. Toutefois on s’obstine à culpabiliser les parents,
surtout les mères, des comportements à caractère sexuel des enfants. Alors comment peut-on essayer d’appréhender la question de l’hypersexualisation de la
société haïtienne ? Qu’elle est son niveau son niveau d’influence ?
Avant
d’essayer de répondre à ces questions et celles qui y découlent, nous allons
faire une brève présentation du concept central tout en faisant un rappel
historique. Ensuite, il sera question de soulever quelques indices nous
permettant de parler de l’hypersexualisation en Haïti. Et pour continuer, les
facteurs de son émergence seront abordés sommairement. En guise de conclusion,
on évoquera des pistes de solutions.
Qu’est-ce que l’hypersexualisation ?
L’hypersexualisation
est un concept récent traduisant un phénomène
social qui a été étudié pour la première fois au Québec au début du
XXIème siècle. Et peu à peu, d’autres pays s’intéressent à l’étude de ce
phénomène grandissant. Jadis, ce dernier ne se manifestait que dans les
sociétés occidentales. Par contre, aujourd’hui, la société haïtienne est
gravement touchée par le phénomène à
cause de l’émergence de la mondialisation et à la démocratisation de
l’internet.
Quant
à la définition l’hypersexualisation, c’est un exercice peu aisé, en raison
que les auteurs n’arrivent pas encore à
trouver un consensus sur une définition
unique. Pour la sexologue-consultante, Sophie Morin, l’hypersexualisation est le fait de
sexualiser une chose qui ne l’est pas en soi. Quant à Francine Descarries, Professeur
département sociologie, UQAM, affirme qu’elle « valorise le paraitre aux dépens
de l’être ; l’avoir plutôt que le savoir. » Elle est donc en lien
avec ce constat de surenchère sexuelle qui traverse notre société.
D’autres définitions sont plus spécifiques, mais
elles présentent, de manière très détaillée, l’hypersexualisation. Prenons pour
exemple celle proposée par Richard-Bessette (2006), il définit
l’hypersexualisation du corps qui se manifesterait par : a) une tenue
vestimentaire qui met évidence des parties du corps (décolleté, pantalon taille
basse etc.) ; b) des accessoires et des produits qui accentuent de façon
importante certains traits et cachent les « défauts » (maquillage,
bijoux, talons hauts, ongles en acrylique, coloration des cheveux,
soutien-gorge à bonnets rembourrés, etc.) ; c) transformations du corps
qui ont pour but la mise en évidence de caractéristiques ou signaux sexuels
(épilations des poils du corps, des organes génitaux, musculation des bras et
des fesses)… Donc, la personne ne vit que pour plaire physiquement aux autres.
Dans le cadre de ce travail, la priorité est
accordée à la définition donnée par le CRIOC[i] qui stipule que l’ hypersexualisation
« consiste à donner un caractère sexuel à un comportement ou à un produit
qui n’en a pas en soi. C’est un phénomène de société selon lequel des jeunes adolescents adoptent
des attitudes et des comportements sexuels jugés trop précoces. Elle se
caractérise par un usage excessif de stratégies axées sur le corps dans le but
de séduire e apparait comme un mode de sexualité réducteur, diffusé par les
industries à travers les medias, qui s’inspire des stéréotypes véhiculés par la
pornographie : homme dominateur, femme-objet séductrice et soumise ».
Hypersexualisation en Haïti
La
prédominance de la sexualité dans notre société nous permet de parler de
« l’hypersexualisation de la société » haïtienne. La place
qu’occupe la sexualité est tellement importante, on pourrait dire qu’elle est
omniprésente. De la sphère privée à la sphère publique ou des activités
populaires aux simples conversations téléphoniques, les messages ou des
comportements à caractère sexuel ne cesse de prendre proportion.
Hypersexualisation : Les jeunes
adultes face aux medias
En
psychologie du développement, l’adolescence est une période critique de la
construction de l’identité. Etant en quête
de son propre identité, le jeune adulte cherche un « Idéal du
moi »[ii] qu’il peut imiter. Vulnérable soit-il, il est exposé aux
medias qui diffusent des images, assez souvent, provocantes. Alors que
« les medias sont des agents de socialisation. Ils ont donc une grande
influence. L’adolescence est une étape de la vie où le jeune veut se conformer
à la mode, être populaire, être comme les autres. Or la cote sexuelle,
c’est-a-dire l’image très sexuelle, la séduction très sexuelle, est associée au
capital de popularité. » (Francine Duquet, directrice du projet et professeur,
département de sexologie de l’UQAM). Dans ce sens, nous confrontons une
situation très alarmante. La quête du paraitre est priorisée sur celle des
valeurs.
Dans notre pays, les chaines de télévision sont
accessibles à tout le monde : les adultes, les adolescents voire les enfants. Il suffit
d’avoir un bout d’antenne et une télévision, n’importe qui peut facilement
visionner des films programmés par la chaine. Très souvent, les scènes
pornographiques ne sont pas hormis. Cependant, ces dernières années, certains
films ayant des contenus à caractère sexuel sont régulièrement diffusés à la
télé. Prenons par exemple les films « collège » présentant
fréquemment des jeunes adolescents qui pratiquent la débauche. Des films
sentimentaux sont devenus films sexuels. Et aussi, des messages sexuels subliminaux
sont monnaie courante dans ces films. Il arrive que des jeunes adoptent ces
genres sans aucun ménagement puisqu’ils pensent que c’est le meilleur moyen
d’être un « bon Blodè » ou « yon resan ».
Dans les films ou séries d’aujourd’hui, les messages
subliminaux ou explicites à caractère
sexuel sont vraiment en vogue. Prenons
quelques en guise d’illustration, la série très populaire du moment, Games of
Strones, dans laquelle beaucoup de scènes pornographiques sont présentées.
Images tirées dans le premier épisode de la saison
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Dans cette illustration, nous pouvons voir des scènes explicites montrant des comportements obscènes de deux hommes. |
A présent, prenons des exemples de films comme « de
l’autre coté du lit » ou « Charlie, les femmes lui disent
merci ». C’est toujours le même refrain, des scènes sexuelles vraiment
exacerbées. Et nombre de films sont axés
sur le « divertissement sexuel ». On dirait que les scénaristes ont peur
de ne pas plaire aux spectateurs en évitant des scènes pornographiques.
Si le message est implicite, on
essaie surtout d’indiquer aux spectateurs, plus particulièrement les jeunes et
les moins jeunes, les soi-disant astuces pour devenir « un vrai
mec », « une femme sexy » ou autres de ce genre. Alors ces
derniers sont soumis à un ensemble de comportements stéréotypés qui peuvent
occasionner un changement de sa perception de lui-même et aussi de l’autre
sexe. Dans les films de « collèges » surtout, on suggère aux
adolescents de pratiquer des activités peu orthodoxes : « faites des
expériences (toujours en lien avec le sexe)!» « Devenez une personne
du XXIème par le perçage, le tatouage et autres pratiques de la
sorte ! ». Ainsi ils pourraient se distinguer des autres qui sont de
la vieille école, et aussi, ces pratiques vous favoriseront d’avoir la cote.
D’où il est plus facile d’être critiqué pour avoir mal habillé que de n’avoir
pas eu de bonnes notes à un examen ou son bac.
Ces genres de films font la promotion des positions
sexuelles, d’une façon ou d’une autre, ils nous suggèrent d’aimer les actes
sexuels peu recommandables. Et surtout, avec l’apparition de nouveaux outils
sexuels, ces films projettent des scènes explicites ou implicites montrant
comment s’en servir et nous montre que cela fait du bien de les utiliser. En
plus, ils sous-entendent que ces
gadgets favorisent l’épanouissement
sexuel ; et celui-ci conduit à l’épanouissement personnel.
Des video-clips hypersexualisés
En plus des films et les séries, la prédominance du
sexe peut être remarquée dans les vidéos clips les plus populaires. De Rihanna
à Jay Z en passant par Shakira, les stars internationales inondent nos adolescents d’image sexuelle.
Mais elles ne sont pas les seules, des artistes du terroir aussi rentrent dans
le rang. Leurs vidéo-clips sont bourrés de scènes aphrodisiaques génératrices du
désir, des excitations sexuelles et de fantasmes chez les adolescents voire les
adultes. Par conséquent, le passage à l’acte est souvent envisagé après avoir
visionné ces vidéo-clips.
Voyons
en premier lieu certains exemples de quelques stars internationales. En voici
quelques images qui proviennent de différents vidéo-clips :
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Capture d’écran du vidéo-clip de Jennifer Lopez titré I Luh Ya Papi.
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Ce sont les images les moins provocantes qu’on a voulues
montrer. Elles sont des scènes inappropriées pour les moins de 18 ans. Mais
jusqu'à présent, aucune législation n’est faite là-dessus.
Venons à présent aux choses du terroir. Nombreux
sont ceux qui utilisent le corps des femmes à des fins commerciales dans leurs
vidéo-clips. « Une vidéo tournée sans femme quasi-nue ne serait pas
intéressante » pensent-ils. Il suffit d’avoir deux ou trois belles femmes
« sexy » au bord de la mer pour représenter n’importe quel sujet dans
un vidéo-clip. On s’en fout d’une bonne chorégraphie ou une bonne mise en
scène. Dès que ces femmes puissent
bouger leurs hanches, la magie fonctionne. Parfois ils oublient les sujets
traités, des images n’ayant aucun rapport avec ceux-ci sont mises en avant. On
aurait dit que leurs fesses, leurs poitrines voire leurs cuisses
appartenaient au domaine public, tout le monde peut les voir. Les parties
intimes du corps n’existent plus. En outre, tout est sexualisé dans ces
vidéo-clips. Une femme qui parle au téléphone, qui marche a travers les rue,
qui baigne sexualisent ces comportements simples.
Voyez par vous-même certaines images tirées de quelques vidéo-clips ciblés.
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Captured'ecran du videoclip de Disip titre "HeartBreak Misery" |
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Capture d'ecran du videoclip de Disip titre "HeartBreak Misery" |
Si on a voulu faire un simple exercice en vous
demandant : « que vous évoque ces images ? », la réponse
aurait été de toute évidence en lien avec le sexe. Alors que les paroles de la
musique se focalisent sur la jalousie morbide d’un homme. Dans ce cas, pourquoi
ces scènes relatifs au sexe.
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Capture d’ecran du video-clip de Shabba titré « Jou a la » |
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Capture d’ecran du video-clip de Shabba titré « Jou a la » |
Dans cette musique, l’artiste conseille à ceux qui souffrent de garder espoir. C’est en effet un très beau texte et interprété par un artiste à succès. Mais la recette magique est utilisée dans le vidéo-clip : des femmes quasi nues. On ne peut pas s’en passer, soit ca ou rien.
Internet, une mauvaise utilisation par des jeunes
En un clic, il est facile de trouver des films,
vidéos et images à caractère sexuel.
Cette accessibilité illimitée augmente le nombre de jeunes qui consomment la
pornographie sans aucune modération. Surtout sur les réseaux sociaux, des
internautes partagent des liens dirigeant vers des « sites adultes ».
Alors même quand le jeune ne nourrit pas l’idée d’aller voir ces genres
d’images, il arrive qu’on les lui suggère constamment. Donc, à force de
persister, il finit par voir le contenu. Tandis que beaucoup de jeunes y ont
accès, puisqu’il est maintenant devenu un espace public.
D’autres
jeunes sont ceux qui alimentent les réseaux sociaux de photos et videos
compromettantes. Diverses raisons sont à l’origine de ce phénomène. Parfois
c’est simplement pour avoir plus de « j’aime », un jeune peut poster
une photo dans laquelle les parties intimes sont mises a la vue des internautes ;
d’autres peuvent vouloir faire une mauvaise plaisanterie à une proche ou
vouloir la punir. Mais ces jeunes ne sont pas vraiment conscients des effets
néfastes de cette mauvaise pratique. Souvent ils font tout cela pour avoir la
cote.
Conséquences
Sans des études exhaustives, nous ne pouvons pas
énumérer tous les facteurs contribuant à l’expansion de l’hypersexualisation de
la société haïtienne et discerner les conséquences qui y découlent. Mais il y a
certains effets de ce phénomène qui nous sautent aux yeux.
Seule l’apparence compte
Depuis quelques temps, on assiste à une
recrudescence d’un intérêt démesuré accordé à l’apparence dans notre société.
Une fille qui ne se maquille pas, est souvent considérée comme étant négligente et inapte. Dans le cas où elle
s’habille de manière conventionnelle, c’est-a-dire jupe longue ou corsage muni
de manche, elle fait tout de suite l’objet de moquerie de toute sorte. Puisque
sa façon de se vêtir n’est pas à la mode ou on la critique de se comporter comme
une grand-mère. Ce qui est commode se conjugue avec les comportements
(vestimentaires) des acteurs/actrices de films et séries ou des grandes stars.
Un des
faits récents concerne le costume de la première dame d’Haïti, Martine Moise.
Dans une robe rouge à ceinture bleue, elle a accompagné son mari, le président
Jovenel Moise, à son investiture. Nombreux des internautes critiquent son
vêtement, on oublie le discours du président. Et aussi, on ne remarque pas
l’éventuel symbolisme que laisse entrevoir les deux couleurs portées par la
première dame. Ils priorisent l’apparence sur l’être, et aussi, sur l’intérêt
de la nation. Pourtant Rusthelle, artiste très populaire en Haïti, n’a jamais
été critiqué pour ses habits extravagants, d’ailleurs ceux-ci s’apparentent à
ceux des stars de cinéma ou d’autres artistes du hip hop américain.
Amalgame : Prostituées et
certaines filles/femmes
Dans la société haïtienne, il est fort difficile de
distinguer certaines jeunes filles/femmes des prostituées. Habituellement, les
prostituées sont vêtues de manière provocante, donnant l’envie de s’offrir son
servir. On voit clairement sa disponibilité des prostituées dans sa posture et
sa façon d’habiller. Mais il arrive parfois à ne pas pouvoir faire le distinguo
entre une prostitué et une jeune femme voire jeune fille. Toutes les deux
s’habillent de la même façon, toujours de manière obscène. En transport en
commun, le spectacle regrettable est souvent à son paroxysme. Dans une
camionnette, parfois, on peut voir clairement la couleur de la culotte que
porte la jeune fille/femme se trouvant sur le rangé d’en face. Et aussi, en
descendant cette camionnette la jupe monte au niveau de la
« mi-cuisse », non loin de la fesse. Ce qui était mauvais jadis,
devient ce qui est la « règle » aujourd’hui. Une jeune fille/femme qui porte des jupes
longues muni d’un corsage pas trop collant est sujet à la moquerie.
Des jeunes femmes ou filles haïtiennes sont
métamorphosées en objets de désir : Très jeunes, elles essaient de
modifier leur apparence avec des faux cheveux ; Elles se maquillent de
temps à autre pour ne pas tomber dans le naturel ; De plus, une gamme de
produits de beauté est utilisée pour la dépigmentation et pour chasser le
naturel. Dans quel but ? On peut dire, c’est toujours pour se faire
désirer. L’être n’a guère d’importance, c’est le paraitre qui compte vraiment.
A vrai dire la quête de la beauté en utilisant des accessoires n’est pas une
chose nouvelle, mais c’est sa popularisation et la manière qui sont
inquiétante.
Chez les jeunes hommes
Dans une interview accordée au journal atlantico.fr titré
« Epidémie d’addiction au porno : des effets dévastateurs sur les
relations amoureuses », le psychologue-sexologue Pascal de Sutter
explique que la période de vie où les hommes ont le plus d’envies
sexuelles est comprise entre 14 et 21 ans. En outre, c’est aussi durant cette
période que la difficulté d’avoir une petite amie avec qui ils peuvent souvent
avoir de rapport en toute quiétude, est
plus grande. Alors, à chaque fois, une image quelconque vient susciter l’envie
sexuelle, le jeune cherche à réagir en conséquence. Et regarder des films
(images) relatifs au sexe devient une activité fréquente, d’où l’addiction au
sexe.
En guise de conclusion, l’hypersexualisation
n’est pas un simple phénomène isolé, c’est un vrai problème social. Les
multinationales alimentent sa progression au sein des sociétés à travers le monde
du fait que ce phénomène favorise le Marketing, l’achat des produits de luxe,
l’écoulement de nouveaux produits… Donc l’incongruité de l’hypersexualisation
de la société haïtienne nous pousse à tirer la sonnette d’alarme à partir de ce
travail. Alors des études approfondies et sérieuses doivent être menées pour
munir les décideurs des outils capables d’améliorer la situation. Sinon notre
société part, sans l’ombre d’un doute, à la dérive, et les jeunes en subiront
les conséquences. Et nos valeurs disparaitront.
Auteur: Jean Rico PAUL
jeanricopaul@gmail.com
Bibliographie
http://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/2843, consulté le 9 février 2017
Paulin, R. (2009).
Apparence, hypersexualisation et pornographie. Les classiques des sciences
sociales. En ligne http://classiques.uqac.ca/ , consulté le 9 février 2017
Duquet, F.(2009).
Perceptions et pratiques de jeunes du secondaire face à l’hypersexualisation et
à la sexualisation précoce.
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